Suivez le point de fuite et vous vous y perdrez

Anne Larue, 7 novembre 2009
L'exposition d'Anne Guillotel à la galerie Charlotte Norberg
Suivez le point de fuite et vous vous y perdrez

Le fabulateur à son point de fuite : le nouveau dyptique d'Anne Guillotel, exposé actuellement à la galerie Charlotte Norberg, rappelle étrangement, quoique œuvre de peinture et non de photographie, The Storyteller de Jeff Wall ; mais au lieu d'être groupés sous un pont d'autoroute, les personnages devisant se mirent dans l'immobilité improbable d'un plan d'eau, ou plan de ciel, assis sur l'extrême bord d'une île.

On dirait un château dans le ciel : château d'un monde tranquille mais paradoxalement chaotique, dont les avancées les plus audacieuses se dressent hardiment dans l'immensité du bleu. Les deux parties du diptyque peuvent fonctionner séparément, comme c'est toujours le cas dans la peinture d'Anne Guillotel : et même, les deux parties du tableau acquièrent ainsi un étrange déséquilibre volontaire, qui renforce encore la dimension sourdement inquiétante qui est sans doute le trait le plus marquant de son oeuvre. A gauche, les deux personnages dans ce monde à la dérive, en métamorphose surréaliste constante, rappellent les deux joueurs d'échecs qui continuent leur partie tandis qu'autour d'eux tout s'effondre ; à droite, la femme-arbre, déesse à tentacules comme Scylla dans son antre, aux reins soutachés d'un bleu plus dense, domine la lumière du ciel pur.

L'obédience surréaliste de la peinture d'Anne Guillotel se lit non seulement dans les titres des tableaux, qui font partie intégrante de l'œuvre, mais aussi et surtout dans l'audacieuse composition des scènes. On connaît bien, de Dali, l'amoureuse précision technique. Comme lui, Anne Guillotel a du métier. Tout à l'encontre de certains premiers jets, alla prima, tartines au couteau, Anne Guillotel travaille les couches, les transparences, les jus, les glacis, les coulures contrôlées, les embus travaillés, les frottis structurés. Un tableau se doit aussi d'être un bel objet.

Ici, rien n'est laissé au hasard, et pourtant tout s'élance dans le bascul du vertige ; l'ivresse de l'air envahit l'espace de la peinture. Anne Guillotel se détourne aujourd'hui du vert glauque des piscines peut-être mortuaires, hantées d'hommes couchés, de ses œuvres précédentes ; elle passe de sa série marine à ce qu'elle appelle « pastorales » - mais point de terre ferme dans ce monde onirique, marqué par la dérive, le bascul, le frôlement d'un autre monde. Au contraire, un monde du vertige, de l'incertitude des mondes, une clé pour les rêves.

Peintre de la composition rigoureuse, Anne Guillotel dépasse la structure par le geste qui crève aujourd'hui l'écran de la toile, périlleux et maîtrisé. La peinture prend le risque d'une perte volontaire de contrôle, qui la hante comme la promesse de ces mondes tapis dans l'ombre, surgissant des formes elles-mêmes. à la limite de l'abstraction et de la représentation, l'artiste est loin de faire ainsi le calme portrait d'un monde tranquille : elle en révèle, obliquement, le caractère inquiétant. On pense à Blow Up, aux scènes de crime cachées dans le grain de la photo, à l'invisibilité visible des choses. Sous la peau ordinaire du monde est caché un second monde, et ce monde tapi est bien plus angoissant que le monde ordinaire, qui l'enveloppe d'une calme couverture. Seuls quelques signes le révèlent. Tout aplat n'a de lisse que sa surface apparente ; tout aplat est suspect d'occulter volontairement quelque chose, qu'il semble dénoncer malgré lui. Des figures de femmes indistinctes et d'hommes sans visage se dressent au milieu de ce monde qu'ils hantent comme des fantômes. Ainsi, dans Fragments d'apesanteur ramassés pour durer : au premier plan, coussins, canapé, monde douillet de l'intérieur qui donne naissance à des arbres et révèle un monde chaotique. On croirait Martha Rosler dans ses collages, par exemple Cleaning The Drapes, où une ménagère ouvre la fenêtre sur les horreurs de la guerre... et au fond, occupé (ou occupée) à repeindre plus sagement le chaos en lignes bleues et grises, le peintre, la peintre, montée en haut d'une échelle, semble une « mise en abyme » - vivante figure de l'artiste au travail à l'intérieur de l'œuvre-même.

L'artiste est-il, est-elle la personne dont la double mission est de révéler l'inquiétude des autres mondes et de la représenter pour la maintenir en équilibre ? On pense à Mulholland Drive - glissements progressifs de l'étrange au sein d'un monde réputé normal. Le spectateur est entraîné dans l'envers du décor, là où formes et fantasmes déchaînent leur spirale envoûtante.

Suivez la ligne, semblent dire les tableaux : suivez-la de toile en toile sur les polyptyques, composés comme des puzzles qu'on assemblerait dans le travail involontaire de l'inconscient. Suivez la ligne et vous vous y perdrez : vous entrerez dans des espaces dont vous ne soupçonniez même pas l'existence, et qui vous happerons. C'est la promesse des tableaux d'Anne Guillotel.

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